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Julien remonta le store à lamelles.
Sarah s’approcha de la fenêtre, les yeux écarquillés.
— Vous avez la vue sur la Seine ! Julien eut une moue modeste.
— Oui, mais je n’ai pas d’ascenseur.
Il habitait au quatrième étage d’un vieil immeuble du quai Bourbon, legs d’une grand-tante morte à cent trois ans.
Sarah contemplait un bateau-mouche illuminé dont le projecteur embrasait le quai de l’Hôtel de Ville.
— Il y a longtemps que vous habitez ici ?
— Dix ans, depuis la mort de ma grand-tante Rinette.
— C’est mignon, tante Rinette. Il sourit.
— C’est l’abréviation de Marie-Catherine. Dans la famille, tout le monde l’appelait « l’ex à Saint-Ex », parce qu’on la soupçonnait d’avoir eu une brève romance avec Saint-Exupéry.
Sarah se tourna vers lui.
— Saint-Exupéry… Le Petit Prince’] Il acquiesça.
— Elle devait être très belle, murmura Sarah.
Devant le regard ébloui de la jeune femme en apprenant qu’elle se trouvait dans l’appartement d’une ancienne amoureuse – même hypothétique – de l’auteur du Petit Prince, Julien ne jugea pas utile de lui révéler que tante Rinette était une odieuse vieille petite fille au profil de musaraigne, confite dans un égoïsme farouche qui l’avait menée jusqu’à un âge respectable.
Il avait toujours eu du mal à imaginer que cette momie ridée à l’œil bleu acier avait pu faire tourner les têtes dans l’hémisphère Sud où son époux, obscur diplomate, était affecté comme deuxième secrétaire à l’ambassade de France de Buenos Aires.
Veuve depuis une trentaine d’années, elle vivait en tête à tête avec son vieux yorkshire asthmatique qu’elle avait baptisé Mermoz en hommage à l’Aéropostale de sa splendeur.
Tante Rinette détestait la terre entière, et sa famille en particulier. Julien était le seul qui trouvait grâce à ses yeux. Cela lui valait de longues séances d’anecdotes cent fois répétées qui accompagnaient les photos sépia à la bordure dentelée sorties des trois cartons à chapeaux « Chiquita de Paris. Modista. Buenos Aires ».
Chacun de leurs tête-à-tête se terminait par le même cérémonial : Julien descendait Mermoz faire ses besoins sur le quai. Pour remonter l’escalier, il devait le prendre dans ses bras, besogne peu ragoûtante car le vieux yorkshire avait une haleine de chacal et laissait échapper une série de pets sonores qui répandaient dans la cage d’escalier une nauséabonde fragrance d’une puissance inattendue chez un animal d’aussi petite taille…
Grâce au ciel, Mermoz ne survécut que trois semaines à sa maîtresse.
— Vous avez lu tout ça ?
Sarah s’extasiait sur les bibliothèques qui recouvraient les murs.
Julien répondit dans un sourire :
— Je n’ai pas encore terminé l’Encyclopœdia Britannica. Je n’en suis qu’à la lettre H.
Elle lui glissa un regard de reproche.
— Ce n’est pas bien de se moquer de sa cousine américaine.
Elle parcourait les titres de ces livres inconnus. Elle poussa un soupir.
— Dans les maisons américaines, il doit y avoir une dizaine de livres…
— Mettons onze avec l’annuaire téléphonique ! corrigea Julien.
— Douze en incluant la Bible, renchérit Sarah.
Elle suivit Julien dans le couloir qui menait à la chambre.
Immédiatement, elle tomba en arrêt devant le dreamcatcher accroché face au lit, stupéfaite de trouver cet objet familier dans un appartement parisien.
Elle s’approcha et examina d’un œil expert l’entrelacs des lacets de cuir tendus sur le cadre de bois, la disposition rituelle des plumes… Il ne s’agissait pas d’un jouet pour touristes comme il s’en vendait dans toutes les boutiques de souvenirs de l’Ouest, mais d’un capteur de rêves confectionné par un Indien, en tous points semblable à celui que Big Dream avait accroché au-dessus de son berceau.
Elle se tourna vers Julien qui l’observait d’un œil attentif.
— Vous croyez à la magie ?
— Non, répondit Julien, je trouve l’objet joli, et puis, c’est le dernier cadeau d’un homme que j’ai trop peu connu. Je vous en ai parlé. C’est l’inventeur de Y Afro-writer.
Elle eut une réaction de surprise.
— Un Noir vous a offert un dreamcatcher ! Ce n’est pas tellement sa culture.
Julien lui désigna la cheminée sur laquelle voisinaient une marionnette sicilienne, une rose des sables, un masque japonais et une statuette africaine.
— Et eux, vous croyez qu’ils ont quelque chose à voir avec mon passé ? La culture c’est comme la famille, on ne la subit pas, on la choisit.
Elle inclina la tête. Sa mère aurait aimé cette formule.
Du bout des doigts, elle caressa le cercle de bois.
— Et pourquoi ne l’avez-vous pas posé sur la cheminée, à côté des autres ?
Il eut un geste désinvolte.
— J’avais un clou libre… Nous allons changer les draps, faire de la place dans la penderie, et vous serez chez vous.
— Non, trancha Sarah. Je ne dormirai pas ici. C’est votre chambre. Je m’installerai dans l’autre pièce.
Julien insista. Rien n’y fit. Ce que ne pouvait deviner Julien, c’était l’influence déterminante du capteur de rêves dans la décision de la jeune femme.
Sarah connaissait trop les dons de grand rêveur de son père pour se risquer à passer ses nuits de fugue face à un dreamcatcher… C’était son premier voyage en France et elle estimait avoir droit à un peu de vie privée.
Ils déplièrent le canapé de la grande pièce. Julien lui désigna la salle de bains.
— Je vous laisse, dit-il. Vous avez besoin de récupérer. Votre décalage horaire, plus nos vingt kilomètres de marche ! J’espère que vous n’aurez pas trop chaud. Navré, il n’y a pas de climatiseur. Nous en sommes encore à ouvrir la fenêtre, dans nos vieux pays !
Au moment de se séparer, ils éprouvèrent une double gêne. Elle tendit la main à Julien qui lui appliqua un baiser sur les joues.
— On embrasse son cousin, c’est une tradition en France. Faites de beaux rêves !
Sarah refréna une grimace. Julien ne pouvait savoir que, pour elle, cette formule innocente était lourde de sens…
Elle éteignit la lumière, se déshabilla dans le noir, mais garda son tee-shirt. Il faisait une chaleur lourde. La fenêtre était ouverte sur la nuit.
Sarah ne parvenait pas à trouver le sommeil. Pour la première fois de sa vie, elle se trouvait à des milliers de kilomètres de chez elle.
En France.
À Paris.
Couchée dans la maison d’un homme qu’elle ne connaissait que du matin.
Jamais elle n’aurait imaginé se retrouver dans une telle situation, elle, d’habitude si prompte à rabrouer les garçons qui lui tournaient autour, faisait confiance à ce Français qui dormait à quelques mètres d’elle… Il s’était comporté en homme parfaitement courtois. Galant, aurait dit sa mère.
Son regard détaillait cet univers inconnu. Un rayon de lune se réfléchissait dans l’écran blême de l’ordinateur. Au bout de son bras articulé, la lampe de bureau se découpait sur le mur de livres, comme un insecte inquiétant.
Elle se leva. Accoudée à la fenêtre ouverte, elle écoutait monter les rumeurs de la ville. Elle était fascinée par la floraison des lumières qui dansaient au-dessous d’elle.
Les réverbères du pont Marie se reflétaient dans la Seine et piquetaient l’eau sombre d’une rangée d’étoiles qui frissonnaient au vent.
Sur le quai en face, le cortège de lucioles s’arrêtait sagement, le temps d’un feu rouge, avant de reprendre son étincelante procession.
La vie ne s’arrêtait donc jamais, dans cette ville ?
Julien non plus ne parvenait pas à trouver le sommeil. Derrière la porte, dormait la première fille qui l’avait séduit depuis plus d’un an… Il s’était piégé lui-même, victime de son rôle de garçon courtois en qui l’on pouvait avoir confiance. Il essaya d’imaginer Sarah étendue nue dans son canapé, puis tout de suite il rejeta cette pensée, honteux d’avoir même évoqué cette image.
Voilà qu’il s’était condamné à jouer le guide du Gay Parée… N’était-ce pas un peu débile, à son âge, de se retrouver dans cette situation d’amoureux transi ?
Il se retourna dans son lit, puis il poussa un soupir, alluma sa lampe et prit un bouquin.
Sarah entendit le soupir de Julien, puis elle vit un rai de lumière passer sous la porte. Elle se dit qu’il n’osait pas se lever à cause d’elle. Si elle n’avait pas été là, il serait venu à son bureau et se serait installé derrière son ordinateur. C’est dans le silence de la nuit que les écrivains trouvent leur inspiration, tout le monde sait cela…
Elle se reprocha d’avoir accepté son invitation. Il était évident qu’elle le dérangeait. Il avait ses habitudes, ses amis, et il n’allait pas bouleverser son existence de célibataire – si toutefois il était célibataire – pour piloter une petite Américaine inconnue… Demain, elle annoncerait à Julien qu’elle retournait à l’Hôtel de la Paix.
Avec une grimace, elle imagina le sourire narquois de Mrs. Putnam !